On pourrait aussi bien se demander c’est quoi un roman pas sérieux. Existe-t-il plusieurs niveaux de sérieux ou est-ce "tout ou rien", comme un interrupteur? Mais le sujet serait bien trop vaste.
Chez nous, jusqu’aux débuts de l’imprimerie, on hésitait à coucher les romans (ou ce qu’on appellerait « roman », de nos jours) par écrit : un livre sur parchemin, c’était quand même des troupeaux de moutons et des mois de travail. Il y avait des choses plus importantes à laisser à la postérité : la parole de Dieu et ses interprétations, les prières, les traités techniques… Bref, les romans écrits, entre tous les livres (qui n'étaient déjà pas donnés) relevaient d’une folle extravagance que seuls les ultra-riches pouvaient s’offrir. Cela ne les empêchait pas d’exister dans la tradition orale et pas seulement en improvisation : pensez aux eddas ou aux bylines, en vers soigneusement travaillés.
Les choses étaient bien sûr différentes ailleurs : les Chinois (Au bord de l'eau) ou les Japonais (Le Dit de Genji) n’hésitaient pas à coucher par écrit des textes qui pour notre culture chrétienne de l’époque apparaissait comme ultra-frivoles : les aventures, quêtes et amours des héros, les farces de paysans ou d’animaux. Ils avaient aussi trouvé des supports moins chers. Bref, chez nous, dès le départ, le roman a eu la réputation de « ne pas être pas sérieux » et de devoir justifier son existence en étant le plus « sérieux » possible, du genre donner une leçon de morale ou "élever l'âme",
On pourrait faire un parallèle avec les arts « nobles », peinture ou sculpture qui ne servaient qu’à la décoration ou la contemplation religieuse, par opposition aux arts décoratifs qui touchaient des objets utilitaires. J’arrête là ma comparaison, car on va croire que je sous-entends que les romans sérieux n’ont aucune utilité pratique…
Cette dichotomie est, me semble-t-il, surtout marquée en France, un pays cartésien où les gens sont obsédés par l’idée de paraître le plus sérieux et intello possible. Je suis sûre que si Molière avait vécu de nos jours, il aurait sorti une version mordante des Précieuses Ridicules.
Le roman « sérieux » a aussi un rôle social : différentier les masses populaires des élites. Les classes populaires lisent des romans « faciles ». L’homme cultivé lui, peut lire un truc super compliqué, avec des phrases à rallonges, une grammaire alambiquée et des mots abscons, un mélange entre le roman et l’essai philosophique ou un exercice de style. Ça ne signifie pas forcément que l’auteur a des choses importantes à dire, simplement qu’il maîtrise le français mieux que la moyenne. Cette dichotomie se retrouvait encore il y a peu au cinéma.
Dans ce qu’on considère maintenant des classiques, (Balzac, Stendhal, Hugo, Zola… ) ou même beaucoup de romans anglophones « sérieux » anciens ou modernes, on trouve pourtant tous les ingrédients de la littérature populaire : importance de l’intrigue, rebondissements, coups de théâtre, amours contrariées histoires d’argent, méchants hauts en couleurs, voire de l’humour… Je ne parles même pas d’autres domaines comme le théâtre avec Molière ou Shakespeare. Ni l’un ni l’autre n’imaginaient passer à la postérité comme de grands auteurs, ils tentaient simplement de remplir leur salle. D’ailleurs à leur époque, le théâtre, ce n’était définitivement pas sérieux.
En France, l’autre caractéristique des romans sérieux est justement le sérieux, voire le pathos. Rares sont les auteurs à oser l’humour ou la satire. Les espagnols peuvent se permettre d’écrire des romans picaresques qui sont des classiques, voire mondialement connus (Don Quichotte), nous, c’est non. On est condamnés à être sérieux.
Ça ne veut pas dire que les romans populaires sont tous de futurs classiques non plus ! Il y a des gens qui louent les pulps américains de l’Age d’Or, mais la plupart de ces récits sont tellement prévisibles et bourrés de clichés de l'époque avec un langage pauvre, qu’ils sont totalement illisibles aujourd’hui. Le propre du roman populaire est d'ailleurs de refléter la mentalité et les fantasmes de son temps, pas les défier, sinon il ne se vend pas. Vous connaissez beaucoup de romances modernes où le prince charmant est moche, pauvre et handicapé?
Bref, ne rêvez pas. Peu de romans populaires modernes passeront au statut de classique.
Alors qu’est-ce qui différencie les Misérables de son prototype, un feuilleton populaire totalement oublié de nos jours ; Les Mystères de Paris ? Ben le second est plein de clichés de l'époque aussi bien en personnages qu’en situations et en langage. Hugo, est encore lisible maintenant, tant pour son style que pour des persos dégagés des stéréotypes, alors que nombre de thèmes abordés sont les mêmes. Peut être Hugo avait-il simplement la chance d’écrire une quarantaine d'années plus tard.
A coté, combien d’auteurs qualifiés de « sérieux » de leur vivant sont encore lisibles aujourd'hui? Qui se souvient de Sully Prudhomme (Nobel de littérature 1901, OK, c'est un poète) ou de Francis de Miomandre (Goncourt 1908) ?
Moralité : un roman ne peut vraiment être jugé qu’a posteriori, disons 50 ans plus tard. Il faut laisser reposer un roman et les éventuelles polémiques autour, un peu comme le vin. Pour suscuter encore l'intérêt des lecteurs, je dirais qu’il faut qu’il décrive un contexte historique particulier ou que les thèmes abordés résonnent encore. L’amour, la haine, la mort, la violence, la pauvreté, la difficulté de grandir… sans doute oui. Les obsessions propres à une époque et une classe sociale ou les considérations nombrilistes… C’est pas certain. Pensez aux Paul-Loup Sulitzers des années 80 : l’idée que le fric et les spéculations boursières sont des activités héroïques ne passe, plus, curieusement… Parfois même, l'oeuvre passe à la postérité pour des raisons que l'auteur n'avait pas prévu: Les Femmes Savantes se voulait une critique des intellos et des femmes intello, justement. Maintenant, on lui trouve un coté féministe. Je ne parle même pas des multiples interprétations pour chaque pièce de Shakespeare.
Enfin, pour compenser le sérieux, sans doute, il existe en France une littérature adulte à part : la BD. A ce propos, je ne suis pas d’accord que les français ne lisent pas de SFFF. Ils en lisent énormément, mais pas en roman. En BD. Curieusement, un français cartésien peut parfaitement admettre lire de la BD ou du manga, ça fait presque intello, mais refusera d’ouvrir le moindre livre de SFFF. La vie est pleine de paradoxes.
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