Au début des années 90, après la chute du Mur de Berlin, on avait l'impression que les romances devenaient de plus en plus adultes, de plus en plus réalistes, traitaient des thèmes sérieux et allaient finir par rejoindre la littérature standard. La Trilogie de St Helen de Jayne Ann Krentz, avec son univers complexe, ses personnages réalistes, et son peu de clichés, était presque d'avantage de la SF que de la romance! En général dans le monde, on avait l'impression que les gens devenaient plus raisonnables, le monde plus libre, plus démocratique que les frontières allaient disparaitre, la pauvreté reculer... Qu'on allait vers un monde plus sûr, meilleur, en somme.
Seulement vingt ans plus tard, le monde a fait marche arrière! Et comme le reste, les romances ont aussi fait marche arrière, pour revenir aux bodice rippers des années 80. Alors que les ventes de livres reculent, celle des romances explose et plus votre romance est basique, régressive et misogyne plus elle aura de succès. D'ailleurs, c'est simple: au cours des 150 dernières années, les ventes de romance ont été grossièrement parallèles aux progrès de la condition féminine. Serait-il dans la nature des femmes d'être désespérément stupides? Non, crient les fan de romance, voyez: des femmes bardées de diplôme en lisent! Perso, je dirais que ça n'élève pas la perception qu'on a de ces femmes, mais bon... Cependant, la question reste: pourquoi une femme à l'intelligence normale lit-elle des livres notoirement débiles, à l'intrigue prévisible, au vocabulaire pauvre et aux scènes de sexe sans originalité?
On a déjà écrit des tartines dessus, alors rassurez vous, je ne vais pas m'étaler. Bien sûr ces bouquins ne sont pas destinés à faire appel à la logique du lecteur. En fait, ils prennent le parti délibéré d'être illogiques et sans cohérence, souvent même à l'intérieur du récit. Ils s'adressent aux fantasmes, aux émotions. Perso, j'ai toujours pensé qu'ils faisaient principalement appel à l'un des plus vieux péchés de l'Humanité. Non, pas la Luxure.
La Paresse.
D'abord, c'est écrit en un langage simple, qu'un élève de CM1 peut déchiffrer sans problème (c'est en les lisant que j'ai appris mon vocabulaire anglais de base. Les romans de fantasy ou de SF étaient beaucoup trop durs pour moi, à l'époque).
Ensuite, vous savez comment ça va se terminer. Vous n'avez pas besoin de vous fatiguer à deviner, il n'y a aucun suspense. En plus, si vous achetez un roman Harlequin d'une certaine catégorie, vous savez exactement ce qu'il y a dedans, comme vous savez exactement ce qu'il y a dans un Big Mac. Même quand dans votre romance il y a une enquête policière, vous pouvez trouver sans difficulté qui est le méchant.
Non seulement vous savez comment ça va se terminer, mais vous connaissez par cœur les péripéties intermédiaires à trois pages près (l'antagonisme, le malentendu, les
hésitations, la vraie-fausse rivale, les humiliations, le méchant, etc...), cf. ce questionnaire. Vous n'avez pas besoin de réfléchir pour savoir qui est bon et qui est méchant, ils arrivent presque
avec une étiquette. Comme dans nombre de romans de fantasy en somme. Au début des années 2000, une chroniqueuse de romances attribuait même une série de codes à
chaque livre pour préciser exactement ce qu'il contenait: héros brun ou blond, type d'intrigue (grossesse, présence ou non d'une rivale...), nombre de scènes de sexe, leur degré d'éloignement par
rapport à la position du missionnaire etc...
Quant à l'héroïne... En tant qu'héroïne, vous n'avez à faire aucun effort. Tout est codifié, balisé comme dans un ballet.
- Pas besoin de faire de longues études et de travailler, votre prince charmant a des sous pour deux (si vous connaissez une romance avec un héros au chômage, dites-le moi, je la lirais avec plaisir)
- Pas besoin de savoir qui est votre allié et qui est votre ennemi. Encore une fois, c'est écrit dessus.
- Pas besoin d'apprendre à surmonter les obstacles, votre héros le fait pour vous.
- Pas besoin de choisir entre plusieurs soupirants, c'est l'homme de vos rêves qui vous choisit.
- Pas besoin de chercher comment séduire l'homme de vos rêves, c'est lui qui vous court derrière.
- Pas besoin de faire des expérimentations sexuelles maladroites, d'exprimer vos fantasmes, votre prince charmant sait déjà exactement ce qu'il faut faire pour vous emmener au Nirvana!
- Si vous avez des fantasmes un peu olé, olé, vous n'avez pas besoin de les assumer: votre beau ténébreux vous force à les réaliser en dépit de votre plein gré. Votre
réputation de femme "comme il faut" reste sauve.
Enfin, sur le plan politique, vous savez que votre héros a des opinions plutôt de droite. Avez-vous déjà vu un prince charmant écolo, altermondialiste ou anarchiste, défendant la nature ou les opprimés de la Terre?
Et si c'est une romance fantasy, c'est encore mieux: vous avez un don spécial et héréditaire, se transmettant de préférence par les femmes. Vous vivez dans un monde immuable où rien n'a changé depuis des siècles. On sait ce qui va se passer, c'est écrit dans la Prophétie. Si votre prince charmant est un loup-garou, vous êtres son âme sœur choisie par la Destinée et vous n'y pouvez rien, même s'il pue des pieds.
Bref, que vous soyez l'héroïne ou la lectrice de ce type de roman, il n'y a aucun effort à faire, tout vous tombe tout cuit dans le bec.
En cette période de crise chronique et de changement permanent, il est rassurant de plonger dans un monde où tout est simple, immuable, prévu de longue date, les rôles bien définis et l'histoire toujours la même. Un monde où vous n'avez pas besoin de faire des efforts d'adaptation en permanence. Pas besoin de vivre en couple avec plusieurs mecs: le premier est le bon, bingo! Vous n'avez pas non plus besoin de ranger derrière un conjoint bordélique et lui enseigner à faire sa part de ménage: la bonne rangera à votre place (si vous connaissez une romance où on voit le prince charmant passer l'aspirateur ou le balais, je suis preneuse aussi). Vous n'avez pas à négocier avec une belle-mère sadique (nombre de princes charmants sont orphelins). Vous n'avez pas à discuter du budget serré des prochains mois ou de technique sexuelle. Vous n'avez pas besoin de gérer un projet stressant au boulot: vous êtes femme au foyer, votre mec s'occupe de tout.
Ce qu'on recherche dans ces romans, ce n'est pas l'évasion (d'ailleurs la description du décor est généralement basique, même lorsque l'histoire se passe dans un lieu exotique). Au contraire, c'est du cocooning, du repli sur soi qui vous fait régresser à l'époque où vous étiez une petite fille et vos parents veillaient à tout à votre place.
La grosse différence est là: les garçons, on leur ordonne très jeunes de sortir de cet état d'esprit. On leur répète qu'ils devront quitter la maison, acquérir des compétences, se trouver un bon job, prendre des décisions, se battre (contre quoi?). Surmonter les difficultés est valorisant. Cela fera de vous un homme, un vrai. Au contraire, les filles, à notre époque, on ne leur dit rien du tout, même si elles aussi doivent quitter la maison, se trouver un job, prendre des décisions... Peut-être même que quelque part, sans le dire, leur parents ont même suggéré le contraire: il faut jouer à la poupée, à la dinette, à la princesse, ne pas grimper aux arbres, ne pas bricoler, ne pas explorer, ne pas chahuter, éviter les difficultés, les confrontations... Alors, une fois adultes, ces filles trouvent que quelque part, toutes ces responsabilités, ce n'est pas normal. Ce n'est pas leur truc. Personne ne leur a dit qu'elles devaient sortir et se battre dans leur enfance. Cachés sous une triple couche de féminisme, pointent les doutes. Sont-elles vraiment à leur place? Ne devraient-elles pas être dans le cocon protecteur de leur cuisine?
Sérieusement, quelle féministe a jamais dit à sa fille que surmonter les difficultés fera d'elle une femme? C'est un homme qui fera d'elle une femme, n'est-ce
pas?
Cette différence s'accentue encore en cas de problèmes. Dans les récits pour enfants modernes, le modèle du garçon face à l'adversité, c'est encore le Petit Poucet ou le héros qui terrasse (ou apprivoise) un dragon. Le modèle de la fille face à l'adversité, c'est la Cendrillon ou Blanche-neige de Disney en train de faire le ménage tout en chantant "Un jour mon prince viendra". Alors bien sûr que les femmes doivent travailler, gagner de l'argent, se battre pour survivre dans le monde moderne. Mais peut-on réellement se battre contre ce qu'on vous a inculquée quand vous étiez toute petite et incapable d'analyse?
Et que faire en cas de stress? Pas le stress aigü face au danger, mais le stress des difficultés de l'existence? Hop! Une romance et un chocolat, c'est facile à avaler, sans prise de tête, prévisible et rassurant.
Alors, face à ces stress de la vie, les romance sont comme les chocolats, les chips et autres aliments qu'on n'arrête pas de grignoter: mauvais pour votre santé physique ou mentale, mais tellement agréables et régressifs! Avec eux, pendant quelques heures, on retrouve un monde où tout est simple, immuable, où l'on n'a aucune responsabilité, aucune décision à prendre. Le paradis perdu, en somme...
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ghaan écrivain (Friday, 25 November 2016 10:09)
ok je comprends mieux ton point de vue. Romance = chocolat, acte compulsif d'oubli pour compenser un stress contre lequel nous n'étions pas armées.
J'ai beau avoir été élevée comme un garçon, j'ai beau évoluée à mon aise aux milieu des requins, lorsque je subis un stress trop fort, je me replis sur les shojos. Mais cela n'a souvent rien à voir avec le taf où «l'inversion des rôles». C'est plus des stress liés à la maladie, à toutes les choses incontrôlables (les films de zombies marchent bien aussi, je devrais écrire des romances zombies ;).
En fait, les histoires restent des séquences d'émotions qui parlent à notre cerveau primaire. J'aimerai bien réussir à parler à ce cerveau de ce qu'il a besoin (de romance si c'est le cas) tout en délivrant un message plus évolué au cerveau conscient. Mais c'est comme ces chanteurs qui font du rap moraliste, la mayonnaise ne prend pas et personne ne les écoutent…