Pouvez-vous me citer le nom du (des) inventeur(s) de la machine à laver? Du phonographe? De la nitroglycérine? Qu'est-ce qui à votre avis s'est révélé le plus utile, au quotidien: la machine à laver, le phonographe ou la nitroglycérine?
Dans les années 70, en pleine poussée de féminisme, j'ai souvent entendu les femmes adultes autour de moi dire que la machine à laver a libéré la femme. Elles avaient toutes ou avaient vu leur mère faire la lessive à la main. Pensez à la pub "Mère Denis", à l'époque. Si vous ne comprenez pas de quoi je parle, faites une petite expérience: essayez de faire à la main pendant une semaine la lessive d'une famille de 4 personnes (oui, jeans, draps et serviettes comprises). En ces temps immémoriaux, avant le frigo, le congélo, l'aspirateur, le lave-linge et le four à micro ondes, gérer une maisonnée occupait une personne (toujours la même, bien sûr) quasiment à plein temps.
C'est parce qu'elle leur a libéré du temps pour lire, étudier voire travailler que l'humble machine à laver était perçue comme féministe et révolutionnaire. Même dans les années 70, peu de femmes pouvaient concevoir l'idée de demander à leur mari de faire une part des tâches ménagères. Paradoxalement, il fallut à cet appareil qui nous semble indispensable plus d'un siècle pour s'imposer dans notre quotidien.
La première M.A L. fut inventée à la fin du 18ème siècle en Allemagne, puis aux US, sans beaucoup de succès, même dans les endroits où on faisait de la lessive de façon professionnelle (blanchisseries, hôtels…): la propreté était une notion relative, l'eau abondante et surtout, la main-d'œuvre pas chère. Les différentes versions de la MAL "familiale" et "compacte" faisant lavage, rinçage et un essorage primitif arrive aux US dans les années 1880, sans plus de succès, au départ, puis... Elle trouve une clientèle imprévue: les hommes. En effet, les US comptent à l'époque beaucoup d'hommes célibataires vivant seuls. "Faire la lessive" pour un mâle est impensable. Il faut la faire en cachette ou payer une blanchisseuse. Cependant, utiliser un nouveau gadget à la pointe du progrès pour laver ses vêtements est parfaitement acceptable pour un homme. Les messieurs adoptent la MAL et elle devient un accessoire à la mode! Les propriétaires de pensions et de "meublés" les louent à des prix bien plus modiques que les services des blanchisseuses et le tour est joué. Dans les années 1900 arrive le modèle qui chauffe l'eau, puis le modèle électrique. Au même moment, les MAL traversent l'Atlantique et arrivent en Grande-Bretagne. En parallèle, leur prix chute vertigineusement, un peu comme celui des ordis quelques décennies plus tard. Les classes moyennes, américaine ou britannique s'équipent. Ça tombe bien: le "prêt à porter" se développe, les gens ont plus de vêtement et plus de choses à laver, enfin les critères d'hygiène évoluent (mais non, on n'en est pas encore à laver un vêtement après l'avoir porté une journée).
Le mouvement va s'accélérer avec la Seconde Guerre Mondiale: les femmes vont travailler et n'auront que peu de temps à consacrer aux tâches domestiques. La lessive étalée sur sept jours, est définitivement enterrée.
Et en France? Ben jusqu'aux années 1950, la plupart des mères de familles en restent aux "lessiveuses" des modèles antiques proches de ceux qui existaient dans les années 1880 aux US ou paient quelqu'un d'autre pour faire leur lessive. Les MAL électriques seront réservées aux riches excentriques.
Mais alors, pourquoi les françaises ne se sont-elles pas intéressées aux MAL avant les Trente Glorieuses? On peut donner des tas d'explications, mais je soupçonne que ça a quelque chose à voir avec le fait que la lessive était un truc de bonne femme et n'intéressait pas grand monde y compris les principales actrices. Ce fut aussi vrai pour nombre d'autres trucs féminins comme les tampons, pourtant faciles à fabriquer. D'ailleurs connaissez-vous le nom de leur inventeur?
Pourquoi je parle de lessive dans un article sur l'uchronie?
Parce que cela signifie que pour qu'une invention ou une découverte se répande et soit utilisée en pratique, il faut que le contexte socio-culturel y soit favorable. L'usage et le développement de la MAL est resté confidentiel jusqu'à l'arrivée de mâles célibataires américains. De la même façon, rien n'empêchait, d'un point de vue technique, d'inventer l'imprimerie quelques siècles avant Gutenberg (c'est ce que firent les Chinois), voire dans l'Antiquité. Les connaissances et le matériel étaient la.
Inversement, l'Histoire grouille de découvertes et d'inventions arrivées trop tôt, tombées aux oubliettes et "réinventées" plus tard par quelqu'un d'autre (les Amériques, l'Australie, l'anesthésie générale, les causes de la "fièvre puerpérale"…).
C'est le point à méditer lorsque l'on écrit une uchronie: les Victoriens se seraient-ils réellement intéressés aux ordinateurs s'ils avaient existés? L'auraient-ils fait pour les mêmes raisons? Les auraient-ils utilisés de la même façon?
Inversement, si vous mettez un changement technologique en guise d'"élément de décor" dans votre roman, vérifiez qu'il n'aura pas trop d'impact sur le quotidien de votre population. Pour reprendre l'exemple de l'ordinateur à l'époque victorienne, quel aurait été son effet sur le marché de l'emploi au 19ème siècle, avec ses conséquences politiques, sociales etc…? Après tout, les ordinateurs n'auraient pas remplacé les ouvriers illettrés, mais les employés des classes moyennes!
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Jerome (Sunday, 17 December 2017 04:18)
Bien vu. Autre exemple: des prototypes de machine à vapeur ont été inventés dès le premier siècle (Héron d’Alexandrie), et réinventés par les scientifiques arabes et ottomans: mais dans un contexte socio-économique où la main-d’oeuvre était bon marché, il n’y avait aucune raison que cette technologie soit davantage qu’un divertissement...
Alex Evans (Sunday, 17 December 2017 21:40)
Merci pour votre intérêt. Je ne savais pas pour la machine à vapeur. Une idée à creuser pour un roman!